Une nation européenne est-elle possible ?
Marianne2.fr, 13 décembre 2008
Au moment où la France achève une présidence de l’Union marquée par la crise financière, « Marianne » a demandé à Hubert Védrine* et au philosophe libéral Pierre Manent** d’évaluer la solidité de la construction européenne face au nouveau contexte international.
Marianne : Selon vous, une « nation » européenne, au sens plein du terme, a-t-elle une chance d’advenir ?
Hubert Védrine : Personnellement, j’ai toujours été activement européen, mais je n’ai jamais cru en l’idée fédéraliste stricto sensu. Il s’agit d’une belle idée, mais l’expérience m’a convaincu qu’elle ne s’appliquait pas à l’ensemble européen. L’expression « Etats-Unis d’Europe » a été un slogan utile pour sortir les Européens des ornières du repli sur soi, mais pas un programme véritable. Mon sentiment, aujourd’hui plus fort que jamais, est qu’il n’y a pas une « nation » européenne ; il y a des nations européennes qui sont toujours là et, selon la formule déjà ancienne de Delors, une « fédération d’Etats-nations ».
Je ne crois pas non plus en l’idée d’une « dynamique », sur le mode : « c’est une étape », « on ira plus loin », « l’opinion n’est pas encore mûre », etc. Il me semble que les opinions n’évoluent guère à ce sujet, qu’elles régressent même plutôt… Je ne conçois donc pas l’avenir de l’Europe comme s’inscrivant dans un processus de fabrication d’une nation européenne venant en punition, en substitution ou en sublimation des anciennes nations. Je crois en plus de coopération, plus de convergence, d’actions communes, etc., entre elles. Bref, je vois les choses d’une façon ambitieuse, mais autrement…
Pierre Manent : Je partage la perspective que vous venez de tracer. Qu’il faille aller vers toujours plus de coopération entre les nations européennes est un point sur lequel les citoyens des différents pays européens peuvent se retrouver ; mais cela suppose que les nations demeurent les éléments de base de notre vie politique. Et ce pour trois raisons principales. D’abord parce que, comme l’illustre l’histoire, le surgissement du principe consistant à « se gouverner soi-même » passe par la constitution des unités nationales. Il y a une solidarité étroite entre la formation des nations et la cristallisation des démocraties européennes, au point qu’on se demande si une démocratie détachée des nations est envisageable. En tout cas, cela ne s’est jamais vu.
La deuxième raison est que la constitution de l’Europe comme puissance n’a fait qu’un avec la montée en puissance des nations. De même que la cité était la forme politique propre à la Grèce, l’Etat-nation est celle de l’Europe. Les partisans doctrinaires d’une nation européenne rêveraient donc de séparer l’effet de sa cause, la civilisation européenne de sa raison politique, qui réside dans une relation entre les nations, faite d’un mélange de rivalités et d’émulation.
Le dernier argument concerne un point de morale politique au sens large, vient du fait que, pour que la vie politique soit humainement satisfaisante, qu’elle ouvre un avenir qui ait du sens, il faut que les hommes politiques soient responsables devant les citoyens. Et ceci ne peut advenir qu’à l’intérieur d’une unité bien circonscrite. Les Etats-Unis sont un pays très ouvert, à la population mêlée, mais il y a une frontière nette entre les Américains et les autres, un processus d’acquisition de la nationalité très strict, un contrôle sévère des frontières. Le problème des institutions européennes est qu’on ne sait pas devant qui elles sont responsables et qu’elles-mêmes l’ignorent ! Hormis, bien sûr, devant une certaine idée de l’Europe qu’elles ont produite et entretenue. Ce manque de substance politique explique aisément leur discrédit…
Marianne : Une « nation » européenne peut-elle néanmoins valoir en tant que but ultime des Européens, horizon de leurs actions communes ?
Hubert Védrine : En rappelant le décalage qui existe entre la vision post-nationale que certains ont de l’Europe et l’Europe telle qu’elle a été historiquement, Pierre Manent montre bien les limites de cette idée. Car l’Europe n’a paradoxalement jamais été aussi forte que lorsqu’elle était divisée : c’est la désunion – ou plutôt la compétition et la rivalité entre les nations – qui ont fait sa force du XVIe au XIXe siècle. Bien sûr, il n’est pas question de transposer ces leçons au temps présent, mais parler d’une nation européenne tient manifestement de l’oxymore. Je ne pense donc pas que ce puisse être le but ultime.
Non seulement cela n’arrivera pas, mais, si l’on considère les opinions européennes, la curiosité des unes envers les autres est même plutôt moins aiguisée qu’auparavant. On le voit bien en ce qui concerne la langue, la culture, et même Erasmus. Les Français parlent moins l’allemand qu’avant ; et il s’est généralisé, chez nous comme ailleurs, une sorte d’anglais d’aéroport, purement fonctionnel, qui ne témoigne d’aucun intérêt pour les autres cultures européennes, pas même britannique ! Le temps ne me semble donc pas travailler en faveur de la formation d’une nation européenne. C’est, à mon avis, une illusion, et donc aussi une machine à créer de la désillusion.
J’ajouterais que cette idée est propre à entretenir une sorte d’incompréhension radicale du monde extérieur par les Européens. S’ils continuent à croire qu’ils vivent dans un monde post-tragique, post-identitaire et post-national, ils risquent de moins comprendre que jadis ce qui se passe dans le monde, y compris aux Etats-Unis. L’objectif reste donc bien pour moi plus d’Europe, mais pas au sens d’une dépossession des nations au profit d’un système mou, au rôle mal défini et à la responsabilité incertaine : c’est plus d’Europe au sens de plus de coopération entre les nations, plus de politiques communes. Bref, il s’agit de prendre acte de la diversité de l’Europe, sans en faire un drame, et de transformer cette diversité en force. Qu’on arrête donc de sermonner les peuples européens en leur faisant honte de ce qu’ils sont ! Se libérer de la représentation d’une Europe transnationale permettrait de consacrer plus d’énergie à trouver entre nous des objectifs communs.
Pierre Manent : Je constate d’ailleurs le même manque de curiosité mutuelle, que vous déplorez, dans mon propre métier. La formule selon laquelle « l’Europe nous ouvre l’esprit » dit exactement le contraire de ce qu’on observe. Quel doit donc être l’objectif pour nous, dans ces conditions ? Des institutions communes, nous en avons suffisamment, peut-être même trop ; ce dont nous manquons, c’est d’actions communes, dans laquelle les pays européens puissent se reconnaître et se réunir.
Marianne : Des événements dramatiques comme la crise actuelle ne peuvent-ils pas modifier de fond en comble ces données et pousser l’Europe à l’intégration ?
H.V. : Je n’y crois pas. On évoquait tout à l’heure les cités grecques. Je ne suis pas sûr que la menace perse ait abouti à les faire fusionner…
P.M. : Non, et chacune procédait dans son coin à ses petites négociations avec les Perses…
Hubert Védrine : Même la menace stalinienne, à l’origine de la construction européenne, n’a pas entraîné une fusion des nations. Elle a engendré des structures collectives de défense, une construction économique, un marché commun, pas plus… Je ne vois pas quel phénomène extérieur, même la crise actuelle (sauf si la Chine voulait dominer le monde et absorber l’Europe, ce qui n’est pas le cas) pourrait forger une nation européenne. Comme le montre l’histoire des nations anglaise, française ou autre, cela a été un processus très long, avec beaucoup de violence, et de répression, l’interdiction des langues locales, de la purification ethnique, etc. Tout cela est heureusement impensable à l’époque moderne. En revanche, le moment est peut-être favorable pour que l’Europe élabore ce « point de vue actif » dont a parlé Pierre Manent.
C’est même indispensable : si les Européens veulent conserver leur mode de vie et leur type très particulier de société, avec ses équilibres et sa qualité de liberté, ils doivent accepter de devenir une puissance – sinon, ils seront condamnés à la dépendance et échoueront à se préserver. Et il me semble qu’il y a, en ce moment, une vraie opportunité. Une certaine désillusion se fait jour, le réalisme est à nouveau compris, et avec des crises à répétitions, alimentaire, énergétique, écologique, financière, etc., on entrevoit la fin d’un cycle américain irresponsable. Tout cela crée une occasion pour que les Européens s’affirment, à condition, bien sûr, d’en finir avec l’illusion du dépassement des identités – officiellement abandonné mais subliminalement obsédant –, qui handicape l’élaboration d’une vraie politique commune des Européens face au monde.
Pierre Manent : A condition que l’on sorte aussi de cette « délégitimation » intime des nations, née des guerres du XXe siècle et qui, depuis l’Allemagne, s’est répandue à des degrés divers dans toute l’Europe. Comme si l’histoire de nos nations se réduisait à la succession de leurs crimes, réels ou supposés. Comment donc faire en sorte que chacune d’entre elles retrouve une certaine « amitié avec soi-même » ? Peut-être la crise aura-t-elle ce bon effet de nous ramener à une vie plus sobre et plus juste de ce que nous sommes et pouvons être.
Hubert Védrine : On ne sortira, je crois, de ce dilemme que par une approche le plus lucide possible de l’histoire, ce qui est le contraire de la repentance. Et face à la crise économique, c’est la combinaison des réponses nationales adéquates et coordonnées qui fait la réponse européenne. Bref, on n’arrivera pas à imposer une Europe-puissance par une substitution de l’Europe aux nations, mais par une prise de conscience par celles-ci de la nouvelle dureté du monde et une volonté commune, déterminée et durable.
* Ancien ministre socialiste des Affaires étrangères, auteur de Continuer l’histoire, Fayard, 2008.
**Directeur du centre Raymond-Aron, auteur de La Raison des nations, Gallimard, 2006.
**Directeur du centre Raymond-Aron, auteur de La Raison des nations, Gallimard, 2006.
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